Boris Vildé chef du Réseau du Musée de l'Homme
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Les Russes en Estonie
Nouvelle de Boris Vildé publié en Allemagne en 1930 dans le journal en langue russe Roul (Руль) N° 3049.
Un jour, faisant une promenade en vélo en Estonie, je suis entré dans une ferme pour boire du lait. Cette ferme se trouvait dans le centre du pays, loin du chemin de fer où habituellement les fermiers ne connaissent qu'un seul mot russe : «Vodka». Vous pouvez imaginer ma surprise quand, en entrant dans la cour, j'ai entendu parler dans la langue russe la plus choisie. C'était le propriétaire, un gars grand et bronzé occupé à atteler son cheval. Nous avons commencé à parler. - "Comment êtes-vous devenu fermier?» lui ai-je demandé. Il a craché puis a agité la main : – "Avant, je travaillais dans une scierie, beaucoup de poussière, toujours; fatigué. Et soudain, dans cette ferme, d'une manière inattendue, le mari est décédé". Plus personne pour diriger les affaires. Eh bien, j'ai été engagé car je voulais de nouveau travailler la terre. Et maintenant, je suis devenu le maître car nous nous sommes mariés; notre fils a déjà six mois. – Alors, satisfait lui ai-je demandé ? - Pas très, on peut seulement vivre. Et assi un peu d'ennui. Ma femme ne connaît pas du tout la langue russe, moi j'ai appris à parler l'estonien, mais ce n'est pas... Et soudain, il termine avec une question : - Quand retournerons-nous en Russie? Cela m'a surpris. Pourquoi et comment pouvez-vous envisager de partir quand vous avez une ferme ici.? - En Russie nous avons notre propre ferme dans la province de Tver. Mon frère travaille là-bas.

De tels exemples d'émigrants russes qui épousent des femmes estoniennes sont nombreux. Les restes de l'armée du Nord-ouest se sont dispersés dans les forêts et les marais estoniens. Ils travaillent principalement dans les régions forestières ou comme valets de ferme chez de riches agriculteurs estoniens. L'attirance vers l'agriculture est restée chez eux comme une habitude. C'est pourquoi, dans certains villages, vous rencontrerez de tels Estoniens russes. En apparence, ils ne diffèrent pas des gens du pays : le même chapeau plié läkiläki (1), aux pieds du pastlad (2), une pipe entre les dents. Mais cela vaut la peine de parler un peu et d'entendre l'inévitable "Quand retournerons-nous en Russie"?.

En général, tous ces gens vivent dans l'espoir bien incertain qu'il se passera "quelque chose" qui leur donnerait l'occasion de retourner dans leur pays natal. En attendant, ils peuvent travailler dans la forêt, faire les récoltes, creuser la tourbe dans les marais estoniens, extraire le schiste sous terre pour faire du carburant. Même cette personne qui a commencé à s'engager dans l'agriculture, en tant que résident de la région de Tver, elle pense pense secrètement qu'un jour elle reviendra dans sa patrie, sur les terres arables russes. Car la plupart des émigrants en Estonie sont des paysans arrachés de leur terre par la guerre civile. Les représentants de l'intelligentsia vivent presque exclusivement dans les villes de Revel, Narva et Yurev. Ils ont des activités différentes, comme partout. Il y a deux ans, j'ai vécu un été entier à Kohtla (3). C'est un grand village, ou plutôt quelques villages qui constituent le centre d'extraction de schistes. En outre, c'est quelque chose comme un «Narym» estonien (4) car ici vivent des émigrants "peu fiables" qui ont été expulsés des villes sur ordre de l'administration..

Ces personnes "expulsées" forment ici une colonie avec une grande variété d'activités. Le baron von S. était autrefois un soldat de cavalerie, il roule maintenant des tonneaux remplis de bitume pour l'extraction de schistes. Un ancien colonel travaille maintenant comme coiffeur. Un autre, ancien capitaine, fabrique une colle spéciale pour les jouets... Près de Kohtla, il y a un endroit merveilleux sur la rive du golfe de Finlande nommé "Toyla". Mon ami Igor Severjanin est résident permanent de Toyla et, dans sa poésie, glorifie cet endroit. Souvent, je suis allé là-bas, j'y ai des amis qui sont des pêcheurs russes, jeunes gars de un caractères joyeux. Ils sont déjà très habitués à ce nouveau type d'activité et travaillent aussi bien que les pêcheurs locaux... Mais toutes ces personnes sont plus ou moins chanceuses. Les personnes qui extraient le schiste des mines souterraines sont dans des conditions bien plus mauvaises. A l'automne, le niveau d'eau dans ces mines remonte jusqu'aux genoux...

Par ailleurs, il n'y a pas d'école où le russe est enseigné comme ce fut le cas auparavant. Les enfants des émigrants deviennent progressivement estoniens. Les petits enfants russes parlent mieux la langue estonienne que la langue russe. Cela cause beaucoup de tristesse aux parents. Ces gens arrivent les uns chez les autres pendant les fêtes, ils sont assis près du samovar et boivent du thé. Reviennent sans cesse les souvenirs du "bon vieux temps". Ce "bon vieux temps passé qui contraste fortement avec la réalité et qui semble donc comme un paradis fabuleux. Les gens se souviennent du passé, se délectent de leurs propres souvenirs, jusqu'à ce que quelqu'un détruise soudainement les rêves et fantasmes avec une question persistante: «Retournerons nous en Russie?».

Mais, en général, les émigrants russes vivent en Estonie relativement mieux que dans les pays voisins, la Finlande et la Lettonie. La population locale traite les habitants russes assez bien. Dans la société estonienne, il y a eu longtemps une lutte constante pour l'enseignement de la langue russe dans les écoles secondaires. Actuellement, les élèves des écoles estoniennes étudient l'allemand et l'anglais. La langue russe qui est certainement très importante en Estonie est ignorée.   Cette situation est assez étrange puisque la minorité russe en Estonie est assez nombreuse. Le long de toute la frontière soviéto-estonienne se trouvent des villages russes: Prinarovsky, Priozerie (situé sur les rives du lac Tchoudskoe) et Petchery avec l'ancien monastère Petchersky. Curieusement, le niveau de vie de la population autochtone russe n'est pas meilleur, et parfois pire que le niveau de vie des émigrants. La vie des habitants de Priozerie est particulièrement difficile. Les superficies des terres sont ici très petites. Selon le dicton local «il n'y a même pas de place pour libérer un pou».

La population est composée en partie de pêcheurs. Les poissons sont pêchés abondamment, principalement le poisson «maigre»:  ce sont les célèbres éperlan et corégones. Mais la vente est faible et les prix sont bas. Dans les temps anciens, presque tous les poissons capturés partaient en Russie, mais maintenant la frontière est fermée. En outre, la pêche fait maintenant courir un grand risque. Il arrive souvent que les bateaux à moteur soviétiques prennent des pêcheurs qui sont allés un peu plus loin. Après leur arrestation, le tourment commence dans les prisons du GPU (Guépéou). Ces cas sont nombreux. Auparavant, pour obtenir un revenu supplémentaire, des habitants partaient à pied pour travailler comme maçons à Pskov et à Saint-Pétersbourg. Maintenant, il n'y a plus cette possibilité.

Il y a quelques années, des gens entreprenants sont apparus qui ont organisé une coopérative de pêche pour vendre du poisson. Mais les stocks coopératifs ont pourri dans les entrepôts, et les gens entreprenants ont choisi de quitter l'Estonie, en prenant avec eux le reste de l'argent coopératif. Après cet incident, le pauvre habitant de Priozerie se gratte la nuque avec perplexité quand il faut payer les dettes de la coopérative. Par conséquent, dans les conversations, il est préférable de ne pas exprimer d'idées sur la création d'une nouvelle coopérative de pêche...

En outre, le résident de Priozerie est peu instruit. Il a gardé ses coutumes et sa foi depuis des temps immémoriaux (la plupart des habitants Priozerie sont "vieux-croyants"), et il se méfie des changements de toutes sortes. Bien sûr, il est politiquement illettré. Cela se manifeste particulièrement lors des élections à l'Assemblée Nationale quand les partis estoniens obtiennent beaucoup de voix russes lorsqu'ils placent en fin de liste un nom russe plus ou moins connu. Cependant, nous les russes, dans une certaine mesure, sommes coupables de cette situation parceque nous ne pouvons pas nous unir; la minorité russe est fragmentée.  Des listes électorales russes sont toujours présentées aux élections mais les gens qui font campagne pour ces listes électorales n'hésitent pas à se combattre les uns les autres oralement et aussi par écrit.

Jusqu'à présent, il n'existe aucun moyen de réaliser l'unité et la minorité russe ne peut pas exercer son droit à l'autonomie culturelle, alors que les Allemands et les Juifs, beaucoup moins nombreux, gèrent depuis longtemps leurs propres écoles et se soucient de préserver l'identité de leur nationalité. Ce n'est que récemment que s'est opéré un certain changement dans le sens du progrès et il est à espérer que les Russes, qui ont tiré les leçons d'une expérience amère, vont enfin s'unir pour défendre leurs droits ensemble. Alors, la fraction russe pourra doubler au parlement (il y a maintenant quatre Russes, alors qu'il devrait y en avoir environs dix). Ensuite, peut-être quelque chose sera fait pour la population russe en Estonie, ce qui donnera l'occasion aux habitants de de Pritchoudie et Prinarovie de se remettre sur pied. Berlin Septembre 1930.

1- Läkiläki: sorte de chapka.
2- Pastlad: sorte de chaussures de peau et corde faites en écorce d'osier.
3- Kohtla: village industriel dans le Nord de l'Estonie, maintenant une partie de la ville de Kohtla-Yarve.
4- Narym: région Narymsky en Sibérie (maintenant partie nord de la région Tomskiy). Lieu de déportations politiques dans l'Empire russe à partir du XVIIIe siècle.